Il nous a, en effet, offert la transcription de l’étrange
corpus de 20 « lettres de Marie Trouilloud » à René [Boylesve]
(elle est l'inspiratrice du roman en partie autobiographique Sainte-Marie-des Fleurs). Il s’agit d’un bloc de papier à lettre,
où ces missives figurent les unes à la suite des autres, entre le 18 mai et le 22 juillet 1893.
On pourrait supposer, a priori, qu’elles ont été le 1er jet de lettres recopiées ensuite et expédiées au destinataire ?
Mais, comme nous allons le voir, ce mystérieux corpus pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses…
Outre le fait qu’il faudrait identifier soigneusement la « main » qui a écrit (ou copié) ces textes, il est indispensable de revenir, comme Marc Piguet le suggère d’ailleurs en note, vers l’autre corpus de lettres de Marie, celui que Boylesve a constitué lui-même pour le léguer à la postérité, et qui a été déposé à la Bibliothèque Municipale de Tours par Mme Gérard-Gailly. Ces lettres sont datées entre octobre 1891 et mai 1893 ! (Ms 2169)
Nous remercions M. Régis Rech,
Conservateur du fonds
Boylesve à la Bibliothèque Municipale de Tours,
pour nous avoir autorisée
à reproduire quelques images de ce dossier.
À remarquer, sur l’enveloppe : le nom du destinataire est René « Tardivaux », du nom que René utilisait pour signer ses textes (ayant modifié l'orthographe d'origine : Tardiveau ).
Soulignons que le lot est désigné comme « l’ensemble des lettres adressées à Boylesve »,
ce qui devait être, à l’époque, le point de vue de la donatrice.
Et un mot de Boylesve (sur papier bleu) signale son importance :
« Reliques, comme dans la boîte voisine du seul grand amour de ma
vie.
Cette petite poch. en molesquine était celle où "Marie" enfermait les choses que j’écrivais alors et qu’elle découpait dans les petites
revues.
Ce mouchoir* est à elle. Un soir, en valsant, à Grandville [sic], elle
avait enfermé dedans un de ses billets, et je pris l’un et l’autre au creux de
sa main. » (* Voir l'image à la fin de cette étude).
Autre avertissement de R. B. (sur papier blanc) :
« C’est de tout cela qu’a été composé mon livre "Ste Marie-des-fleurs". J’ai une grande piété pour ces chers papiers, et s’ils tombent entre d’autres mains que les miennes, je supplie qu’on les respecte. R. B. »
Et quand on a, une fois, lu cet ensemble, il est impossible, en effet, de l’oublier…
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DEBUT DU CORPUS
(écrire à deux voix un livre !)
· La première feuille du corpus contient un texte non daté de… René :
C’est une première version de celui qui figurera dans le roman (voir pp. 39-40 éd. Calmann-Lévy), comme le projet initiateur du « duo » entre les jeunes gens :
« Le
livre que j’aurais voulu lui donner à lire, c’aurait été celui qui eût
constitué la simple causerie, ‒ en un boudoir tout meublé d’objets d’art ;
à moins que ce ne fût au bord de la mer […] ‒ entre un homme assez impressionnable […]
‒ et une femme qui eût été l’extrême
délicatesse […] apte à merveille aux ravissements de l’âme […] Il eût compris qu’Elle était le seul miroir
possible, et il lui eût parlé comme à un Être unique, ce qui eût répandu autour
d’eux une atmosphère presque religieuse.
Comme je n’ai pas trouvé le livre […] j’ai pensé qu’avec elle, nous le pourrions peut-être faire. Je sens
bien que ce serait le plus cher de mes livres. Mais j’ai une peur d’enfant du premier mot qu’elle me dira, car nous ne sommes pas au bord de la mer, il
n’y a pas de boudoir meublé d’arts (sic),
et je ne vois pas du tout sa figure. Il y a un terrible malaise à attendre et à
ne pas savoir. »
[oct. 1891, date ajoutée d’une autre main]. Toutes les dates entre crochets auront la même origine.
J’ai compris que vous êtes au-dessus de toutes choses qui se donnent et que votre ambition est de chercher toutes choses qui se rêvent.
Aussi, j’espère que vous penserez
m’avoir rendue désireuse de parcourir avec vous ce chemin mystique, cher à tous
deux, dont vous avez écrit la première page d’une façon aussi simple
qu’attachante.
Je ne sais pas vous dire, dans ma réponse, tout le charme que j’ai trouvé à vous lire ni combien je sens profondément cette harmonie que vous faites naître avec des mots qui me paraissent un champ ouvert à l’infini. […]
Plus de peur d’enfant, de tourments
ou d’attentes, n’est-ce pas ?
Rien que le ciel »
Nous
ne pouvons citer ici toute la lettre… ni toutes les lettres, mais ce début
suffit à justifier le prix que René attachait à cette correspondance, et
l’écho littéraire qu’il a choisi de lui donner dans "un livre", écrit en 1894-95 et publié en 1897.
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RENE S’INSPIRERA de MARIE
Il serait intéressant de repérer de façon exhaustive les lettres de Marie dont l’écrivain s’est directement inspiré dans le roman... Nous ne donnerons qu’un exemple.
« Jeudi 26 [nov. 1891]
[…] Oh ! que vous m’avez amusée avec votre sortie sur les épidermes plus ou moins durs !! Vs êtes si sensible que toutes ces râpes vous écorchent ? et lorsqu’on vs tend la main vous redoutez d’être égratigné ? Figurez-vs que ce qui me déplait dans les poignées de mains c’est d’en rencontrer de molles ! de celles qui fuyent (sic) la pression, qui semblent éviter l’étreinte. […] Autant je trouve déplacées et offensantes certaines poignées de mains d’hommes peu délicats, autant je suis agacée par ces rencontres indifférentes. Non, vraiment vs ne pouvez pas savoir à quel point cela m’irrite ! j’ai toujours envie de leur dire de ne pas faire ce geste ridicule et vide qui a l’air de tant leur coûter. Je n’en finirais pas de vs dire tout ce que je pense là-dessus […]
=>Extrait du roman Sainte-Marie
des Fleurs (éd. citée, pp. 53-54) :
« Vous m’avez bien amusée avec vos "mains qui sont comme des pierres râpeuses". Oh ! le vilain égoïste ! l’affreux douillet ! la petite femme ! Mais moi, je ne suis pas comme cela. Ce qui me choque, après les rustres qui vous donnent des poignées de main qui font rougir les joues, ce sont ceux qui vous tendent une main si sèche ou si molle qu’elle na aucune expression. Voyez, je ne suis incommodée que par les extrêmes : l’outrance ou le trop peu ; et je n’avais pas pensé à votre râpe qui doit être intermédiaire. »
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LA MONTEE DU DESESPOIR (fin
1892)
L’exaltation
que Marie a connue à l’idée d’inspirer un roman à René, les espoirs qu’ont
entretenus leurs rencontres fréquentes, la clandestinité de leur correspondance
grâce aux bons soins de « Marguerite », tout cela ne peut éviter que
l’idylle doive se terminer, puisque Marie est fiancée ! On devine que René
redevient le premier raisonnable, et Marie, dans les lettres de fin 1892, se
lamente de son silence :
« À moi de vous dire : Je suis à bout de forces… Faites ce que votre
cœur ou la charité vous conseillent, je n’ai rien
à vs demander ‒ Je ne sais que vous dire que je souffre… je souffre de n’avoir
rien de vous. » (Mardi 7 déc. 1892)
Marie n’hésite pas à aller voir René chez lui, elle cherche
à tout prix des prétextes pour entretenir une connivence dans des projets
communs (textes, dessins). Les furtives rencontres apportent un répit à son angoisse,
elle est heureuse de garder son « affection » (16 janvier).
Mais elle est capable aussi de lui faire des reproches, à
propos d’une remarque maladroite qu’il lui a faite : « Quelle absence d’esprit (ou de cœur) vous empêche donc de comprendre
que je vs parle comme à un autre moi-même et que je ne dirais pas à n’importe
qui ce que j’adresse à Vous ! Que faites vs donc quelquefois de votre
fine délicatesse, Monsieur Tardivaux ? Il y a donc des jours où vs voyez
avec les yeux de tout le monde, où vous me voyez semblable à ce tout le
monde ? ‒ Allez, je sais
mieux aimer que Vous ! […]
Ah mon pauvre René les hommes ne savent pas ce qui se passe dans l’âme d’une femme qui aime, heureusement pour eux car ils n’auraient ni le courage ni la force ni la persévérance pour le supporter. » [semaine du Mardi Gras 1893]
Un extrait de la lettre du 19 avril, dactylographié par les soins de quelqu’un qui connaît bien le corpus, (à l'occasion d'une exposition à la BM ?) figure au début du lot, nous le restituons ici pour la chronologie :
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LA FIN DU CORPUS
Oh ! dites-moi encore que c’est possible, que vous ne m’avez pas
abandonnée ! Si vous saviez où j’en suis de la souffrance de vous. […]
Je suis malade, je voudrais l’être bien plus, c’est trop long. […] »
Le
désespoir de Marie a été accru par la lecture du texte de René dans L’Ermitage intitulé « Vénus
triomphante », où elle relève cette phrase : « Ah ! nous guérir de ces amours
fatiguantes (sic) ». Elle en conclut qu’elle ne peut plus l’intéresser,
ce qui la conduit à lui écrire sans oser lui envoyer ses
lettres : « […] j’ai là sous la main plusieurs longues lettres… que je ne vous ai pas
envoyées parce que le courage m’a manqué au moment de les mettre à la poste,
j’ai craint d’être importune, de vous fatiguer, de vous lasser. »
=> Nous soulignons, au passage, cette allusion à des lettres que Marie écrit sans les envoyer... mais le fait qu'elle y renonce au moment de les poster suppose... qu'elles sont probablement déjà sous enveloppe (?)
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Courrier d’alerte de MARGUERITE à RENE
[3 mai ?]
« Notre
Marie est si malade moralement et physiquement, que je ne peux plus hésiter. Ce
silence la tue, elle s’use, je suis effrayée - on est aveugle autour d’elle -
ne lui dites pas que je vous ai écris (sic). J’ai pris cette idée-là dans
l’affection profonde que j’ai pour elle.
Ecrivez-lui vous lui
redonnerez le courage de vivre, car c'est à vous qu’elle pense.
J’ai peur, très
peur. Il me semble que vous pourriez lui faire tant de bien, je vous en prie,
faites-le [souligné 3 fois] [signé]Marguerite
Vous adresserez à
moi, 11 bd Clichy et je lui porterai.
C’est entendu – moi je veux qu’elle vive – "et ne lui dites pas que je vous ai écrit", vous me feriez gronder. »
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Mardi 3 h [8 mai *1893] *NB, le 8 mai 1893
est un lundi…
« […] l’éloignement où nous sommes l’un de
l’autre est peut-être le moment choisi pour mieux comprendre l’amour que nous
nous donnons.
Pour ma part, chaque jour qui
s’achève, chaque distance qui se creuse vous rendent plus précieux et plus
indispensable à ma Pensée. […]
Ah ! mon pauvre
René ! Je crois bien que je vous aimerai toute ma vie !
N’en soyez pas trop inquiet,
j’ai déjà prouvé que je saurai me taire du jour où je m’apercevrai que je vous
gêne. »
Entre ce 8 mai et le 20 mai, Marie écrit plusieurs lettres, dont certaines, sur le même feuillet, sont datées d'heures ou de jours successifs. René semble être à La Haye, et Marie ne sait ce qu'il faut penser de son silence. Enfin, une lettre lui parvient le "samedi" [13 ?] : « Votre lettre est bonne. Je ne puis vous dire combien je vous en suis reconnaissante et que vous l'ayez écrite plus par charité que par amour, vous ne pouvez pas moins vous dire que vous avez fait une bonne action. »
Enfin, voici la dernière lettre du corpus, elle est datée du "Samedi 20" [mai 1893] :
Première page de la numérisation ©
Bibliothèque municipale de Tours. |
Le mouchoir de Marie ©
Bibliothèque municipale de Tours. |
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